Lecteur assidu de la Bible, Jacques Ellul a placé le donné scripturaire au cœur de son œuvre, et notamment de son œuvre éthique. C’est ainsi qu’il peut écrire : « Le critère de ma pensée est la révélation biblique ; le contenu de ma pensée est la révélation biblique ; le point de départ m’est fourni par la révélation biblique ; la méthode est la dialectique selon laquelle nous est faite la révélation biblique ; et l’objet est la recherche de la signification de la révélation biblique sur l’Éthique »[2]. La pensée éthique de Jacques Ellul est donc « scripturo-centrée », tout en conférant à la Bible un statut bien singulier.
Pour ce qui concerne le mode de lecture de la Bible, Jacques Ellul affirme d’emblée qu’il préfère la méditation spirituelle de Kierkegaard sur Abraham à l’interprétation structurale ou à l’exégèse scientifique. Il ne considère pas que ces deux dernières méthodes soient fausses ou vaines, car elles sont sans doute exactes et utiles pour le jeu de la science, « mais elles ne font pas avancer d’un pas vers l’ultime. Elles servent assurément l’exactitude mais ne disent rien au sujet de la vérité, et ne permettent pas de l’entrevoir mais peut-être la cachent, alors que la répétition de Kierkegaard n’est peut-être pas fondée dans une science de la réalité mais me place en présence de ce que je ne puis récuser sans me récuser moi-même »[3].
Mais au-delà de son œuvre éthique, Jacques Ellul a spécifiquement consacré aux textes bibliques un certain nombre d’ouvrages : Le livre de Jonas[4], Politique de Dieu, politiques de l’homme[5] consacré au second livre des Rois, Sans feu ni lieu[6] sur le thème de la ville à travers l’ensemble de l’Ecriture, L’Apocalypse : architecture en mouvement[7], Conférence sur l’Apocalypse de Jean[8], La Genèse aujourd’hui[9], La raison d’être[10] consacré au livre de l’Ecclésiaste, Anarchie et christianisme[11] consacré aux autorités politiques et à l’Etat dans les divers textes bibliques, Ce Dieu injuste… ?[12] sur le statut du peuple juif selon Romains 9 à 11, et enfin Si tu es le fils de Dieu[13] consacré aux souffrances et tentations de Jésus.
LE RAPPORT À L’ ÉCRITURE : LA BIBLE EST UN LIVRE DE QUESTIONS
Il convient tout d’abord de s’interroger sur le rapport de notre auteur au donné biblique. Jacques Ellul ne conçoit évidemment pas la Bible comme un livre de recettes, mais pas même comme un livre de réponses à nos questions. Si nous entrons dans la Bible avec des questions, celles-ci n’y trouvent pas réponse, elles y subissent un déplacement, un décentrement, et nous ressortons de la Bible avec nos questions renouvelées et de nouvelles questions qui nous sont posées[14]. C’est alors à nous d’y répondre, c’est-à-dire d’être responsables en assumant nos réponses. La Bible est donc un livre qui renvoie l’homme à sa liberté et à sa responsabilité. La lecture croyante est une écoute, puisque la foi se ressource dans le silence[15]. La Bible nous pose principalement trois questions[16]. Elle nous pose une question confessante : « Qui dites-vous que je suis ? »[17], une question éthique : « Qu’as-tu fait de ton frère ? »[18], et une question existentielle quant à notre quête : « Qui cherches-tu ? »[19] Nous sommes donc interrogés, et invités à donner une réponse confessante, une réponse éthique et une réponse existentielle, par la parole et par notre vie. Caïn, pour sa part, refuse de répondre à la question de Dieu, et donc d’assumer ses « responsabilités »[20]. On pose trop de questions à la Bible ou sur la Bible, et l’on oublie trop souvent de recevoir les questions que la Bible elle-même nous pose[21].
Il est un autre principe de lecture qui nous servira de fil rouge pour parcourir l’ensemble des commentaires bibliques de Jacques Ellul : la dialectique entre « réalité » et « vérité ». Dans Le livre de Jonas[22], notre auteur se refuse à une lecture littérale de l’histoire du prophète : « Cet “ acte de foi ” ne me semble pas très valable, car il adresse cette foi à un papier et non à Jésus-Christ »[23]. Les faits rapportés, dont beaucoup sont invraisemblables, ne peuvent être considérés comme réels, mais puisqu’il est canonique, le récit est vrai. La réalité de Jonas importe donc moins que la vérité révélée par son entremise, qui concerne la relation entre Dieu et l’homme[24]. Jacques Ellul discerne dans ce récit une première critique théologique de la technique : l’homme tente de maîtriser lui-même sa vie en se passant de Dieu[25]. C’est ainsi que les marins essaient tous les moyens techniques de leur art nautique dans lesquels ils mettent leur confiance[26], avant de se tourner vers Dieu[27]. La lecture ellulienne du livre de Jonas est christocentrée : si Jonas n’est pas Jésus-Christ (puisqu’il est coupable et n’a pas voulu faire la volonté de Dieu), il fait partie de cette longue lignée de « types » de Jésus (Josué, David…), chacun représentant un aspect de ce que sera totalement le fils de Dieu[28]. Si Jésus semble croire à la réalité historique du miracle de Jonas[29], c’est qu’il partageait les erreurs humaines de son temps du point de vue scientifique : sa nature humaine l’orientait vers la réalité, et sa nature divine vers la vérité. Pour notre part, il ne nous est pas demandé de croire au miracle de Jonas, mais à la Parole de Dieu qui nous concerne et dont le livre de Jonas fait partie[30]. Le récit nous dit que Dieu se repent[31]. Mais le verbe hébreu employé n’est pas le même que pour désigner la repentance des hommes : il s’agit moins d’un changement de direction que d’une souffrance intérieure qu’éprouve Dieu d’avoir condamné l’homme ; il fait alors retomber le jugement sur lui-même, ce qui s’accomplira pleinement en Jésus-Christ[32]. C’est pourquoi on peut dire que chaque fois qu’il est question de la repentance de Dieu, « c’est une nouvelle prophétie de Jésus-Christ »[33]. Le livre de Jonas demeure inachevé : le prophète ne répond pas à la question de Dieu[34]. Cette question reste donc posée à chacun de nous, et attend sa réponse d’un autre : « Le livre de Jonas ne reçoit sa conclusion, la dernière question du livre ne reçoit sa réponse, que de Celui qui précisément accomplit la plénitude de la miséricorde de Dieu et qui, réellement, et non pas sous forme de mythe, effectue le salut du monde »[35].
Politique de Dieu, politiques de l’homme[36] est un commentaire méditatif du second livre des Rois. Jacques Ellul se refuse à adopter aussi bien une lecture littéraliste que les méthodes de l’exégèse scientifique, mais il cherche quel sens a sa vie en présence de ce texte, en y discernant la Parole de Dieu[37]. Selon lui, le second livre des Rois montre la relativité du politique, qui est le lieu de la plus grande affirmation de l’autonomie de l’homme, de sa révolte, de sa prétention à se passer de Dieu[38]. Ces textes ne sont pas l’illustration d’une doctrine (sur la toute-puissance de Dieu ou sur la liberté de l’homme), ni un simple écrit historique (ce qui serait l’objet de l’exégèse), mais une réalité vivante : l’affirmation d’une volonté de Dieu qui s’exprime par l’intermédiaire des hommes. Cependant, cette volonté de Dieu ne contraint jamais l’homme, c’est une proposition qui respecte l’indépendance de l’homme. Dieu modifie même parfois son projet en fonction des situations nouvelles créées par l’homme[39]. Ainsi la vérité transparaît dans la réalité. En définitive, le second livre des Rois montre concrètement le jeu de ce que Karl Barth appelle « la libre détermination de l’homme dans la libre décision de Dieu »[40].
LA GRANDE VILLE
Sans feu ni lieu[41] est une étude sur le thème de la Grande Ville à travers la Bible. Ce motif est en effet présent tout au long de l’Ecriture, dans des textes très différents les uns des autres. De nouveau, Jacques Ellul récuse toute approche littéraliste ou fondamentaliste, mais à l’encontre de la méthode historico-critique, il prend l’Ecriture comme un tout, considérant que les auteurs bibliques ont ainsi procédé en rassemblant divers textes au lieu de les fragmenter. Le morcellement détruit le sens, qui provient de la construction même du texte. L’optique de Jacques Ellul est donc canonique et globalisante : tous les textes s’éclairent réciproquement, chaque texte s’explique par l’ensemble de l’Ecriture. Le travail du compilateur est donc aussi important que celui de l’auteur original, puisque le dernier état du texte a été reconnu comme révélation de Dieu. La lecture que propose Jacques Ellul s’oriente davantage vers la « vérité » que vers la « réalité ». Dans la Bible, la vérité est Jésus-Christ, tandis que la réalité est le monde qui ne l’a pas reçu. La victoire du Christ est vraie, mais elle n’est pas visible dans la réalité[42]. L’œuvre qui nous est demandée, c’est que la victoire remportée dans la vérité par Christ soit insérée si peu que ce soit dans la réalité[43].
L’histoire de la ville dans la Bible est l’histoire de la révolte de l’homme et de sa rupture avec Dieu. En effet, Dieu avait tout d’abord placé l’homme dans un jardin, car c’est le milieu qui lui convient le mieux. Mais à partir de Caïn, l’homme a construit des villes, pour commencer une histoire qui lui soit propre : Caïn fonde la cité d’Hénoc, qui signifie « commencement ». Il l’entoure de murailles, par méfiance envers la protection de Dieu, pour se défendre lui-même. Il invente la technique pour avoir la mainmise sur le monde, et ainsi creuse l’abîme entre Dieu et lui. La ville comble son désir de sécurité[44]. Jacques Ellul précise néanmoins qu’il ne s’agit pas d’extrapoler à partir du seul mot « Hénoc », car la même parole sera dite sur la ville tout au long de la Bible[45].
Or, à la fin des temps, contrairement à toutes les mythologies, l’homme ne reviendra pas à l’état des origines : Dieu lui promet une ville et non pas un jardin. Cela signifie que, par amour, Dieu révise ses propres desseins, pour tenir compte de l’histoire des hommes, y compris de leurs plus folles révoltes. Il assume leur désir d’avoir une ville, mais à la différence des villes bâties par les hommes, dans la Jérusalem céleste Dieu sera pleinement présent, Tout à tous. C’est en cela qu’il fera « toutes choses nouvelles »[46] : la nouveauté se situera par rapport au plan de Dieu et non par rapport à l’histoire des hommes, mais aussi par rapport au désir de l’homme de se passer de Dieu. La Jérusalem céleste sera le condensé de tout ce que l’homme aura créé au cours de son histoire : elle sera l’œuvre exclusive de Dieu, mais faite avec du matériau apporté par l’homme[47]. Nous verrons un peu plus tard les conséquences théologiques que Jacques Ellul tirera de cette lecture transversale des textes bibliques.
Notre auteur a consacré deux ouvrages au livre de l’Apocalypse : L’Apocalypse : architecture en mouvement[48], et Conférence sur l’Apocalypse de Jean[49]. Selon Jacques Ellul, l’Apocalypse n’est pas un livre de catastrophes, ni une description de la fin du monde ou des derniers temps. Pour la Bible, en effet, l’Histoire n’est jamais écrite d’avance. L’Apocalypse n’est donc pas un livre historique, elle nous dit à chaque instant : « La fin est présente ». Il s’agit de discerner l’éternel dans le présent[50]. Cela nous ramène au rapport entre réalité et vérité : l’Apocalypse nous aide à interpréter la réalité en faisant apparaître le mystère qui est caché dans le réel. Elle nous montre que, dans et au-delà du réel, il y a un surréel, un sens, une vérité cachée. Le réel, tout banalement humain, fournit à la vérité le moyen de s’exprimer, mais la vérité transfigure le réel en lui donnant un sens qu’il n’a pas par lui-même[51]. Si, comme nous venons de le voir dans Sans feu ni lieu, à la fin des temps Dieu prend en compte toute notre histoire et la récapitule dans la Jérusalem céleste, nous sommes extraordinairement responsables de faire une histoire qui en vaille la peine[52].
Dans La Genèse aujourd’hui[53], Jacques Ellul montre que le premier livre de la Bible est un texte polémique à l’égard des religions environnantes[54] : les éléments ne sont pas divinisés mais de simples créatures[55], Dieu crée en parlant et fait donc de l’homme un partenaire de dialogue[56], et il manifeste son amour particulier envers les animaux[57]. L’injonction de « dominer la terre »[58] n’autorise pas à la tyranniser, puisqu’elle intervient juste après la présentation de l’homme comme « image de Dieu »[59] et sa bénédiction[60] : l’homme reçoit donc la responsabilité de veiller sur la Création comme Dieu, qu’il représente sur terre, en prend soin, c’est-à-dire avec amour[61]. Le récit de la Chute n’intervient qu’après cette bénédiction : il est donc erroné de majorer le péché et de le situer à l’origine de tout ; c’est au contraire lorsque vous savez à quel point vous êtes aimés et pardonnés que vous prenez conscience de votre péché[62].
QOHÉLET
Qohéleth est le livre biblique que Jacques Ellul affectionne le plus : « Il n’y a probablement pas de texte de la Bible que j’aie autant fouillé, dont j’aie autant reçu – qui m’ait autant rejoint et parlé »[63]. Il a donc consacré à l’Ecclésiaste un ouvrage de méditation, La raison d’être[64], qu’il considère comme la conclusion de l’ensemble de son œuvre[65]. Pour son étude, notre auteur affirme avoir pris le chemin inverse de la méthode universitaire, en partant du texte hébreu et non pas de commentaires[66]. Il refuse également de considérer la Bible comme n’importe quel texte littéraire, alors qu’elle est porteuse de la révélation[67]. C’est pourquoi Jacques Ellul cherche une cohérence textuelle au-delà des apparentes contradictions, par exemple entre « tout est vanité (y compris la sagesse) » et « recherchons la sagesse (car elle vient de Dieu) ». Et il repère cette cohérence dans un mouvement dialectique entre « Réalité » et « Vérité ». La « Réalité », c’est que tout est vanité, et la « Vérité », c’est que tout est don de Dieu. La « Réalité » empêche la « Vérité » d’être une évasion, tandis que la « Vérité » empêche la « Réalité » d’être désespérante[68]. Tous les commentateurs de l’Ecclésiaste ont été déconcertés par l’absence de plan logique, et ont généralement cherché à identifier des auteurs différents et des couches rédactionnelles. Selon Jacques Ellul, la cohérence ne vient pas d’un plan mais d’une trame, comme un tissage de réflexions qui s’enchevêtrent en échos. La dialectique entre la vanité et la sagesse trouve son issue en Dieu : la sagesse fait apparaître la vanité de tout, mais la sagesse est elle-même vanité, et cependant la vanité est dépassée par la sagesse. Et néanmoins le livre de Qohéleth ne s’achève pas dans ce cercle immanent, à cause de la référence à Dieu, qui est centrale et décisive car elle noue les facteurs dispersés. Les contradictions ne sont pas de grossiers oublis, comme disent les exégètes, mais l’une des clés du livre : « Le principe de non-contradiction est un principe de mort. La contradiction est la condition d’une communication »[69]. Nous verrons plus tard à quel point l’œuvre de Kierkegaard a été décisive pour le discernement par Jacques Ellul du mouvement dialectique au sein du livre de Qohéleth. Et c’est également en référence au penseur danois que notre auteur plaide finalement en faveur d’une approche subjective et intuitive : « D’abord se laisser saisir par la beauté du texte, d’abord le recevoir dans l’émotion et l’écoute silencieuse comme une musique, et laisser sa sensibilité, son imagination parler avant de vouloir analyser et “ comprendre ” »[70].
UNE LECTURE ANARCHISTE DE LA BIBLE
Une bonne part du livre intitulé : Anarchie et christianisme[71], est consacrée à un parcours à travers l’ensemble de l’Ecriture, avec une grille de lecture attentive aux jugements portés par les auteurs bibliques à l’encontre des autorités politiques et de l’Etat. Et contre toute attente, Jacques Ellul conclut en considérant la Bible comme un livre libertaire. Le second chapitre s’intitule d’ailleurs : « La Bible, source d’anarchie »[72]. Précisons d’emblée que le vocable d’« anarchie » doit être pris au sens technique d’« absence de domination et de pouvoir politique », de « condamnation de l’Etat », et non pas au sens médiocre de « désordre, trouble, chaos ou violence ». Nous suivrons donc notre auteur dans ce parcours biblique, en commençant par l’Ancien Testament[73]. Avant l’installation en Canaan, il y avait peu d’organisation pour le peuple hébreu : c’était Dieu seul qui le menait, par l’intermédiaire de quelques hommes choisis et soumis à sa volonté : Moïse, Josué, puis les Juges. Le premier texte que Jacques Ellul comprend comme anarchiste, c’est-à-dire comme critique à l’égard de la royauté, c’est la fameuse parabole des arbres qui se choisissent un roi : celui-ci est finalement comparé à un buisson d’épines[74]. Mais plus net encore dans la polémique antimonarchiste, est le célèbre dialogue entre Samuel et l’Eternel en 1 Samuel 8 : le peuple d’Israël veut un roi pour être comme les autres peuples, au lieu de n’avoir que Dieu pour seul roi. Dieu alors à Samuel d’accepter cette demande, mais de mettre le peuple en garde contre le sort qu’il va subir, une fois qu’il aura un roi à sa tête[75]. Et c’est ce qui va se passer : même David et Salomon ne suivent pas la volonté de Dieu. Pour leurs successeurs, c’est bien pire, et les textes sont extrêmement sévères à l’encontre des mauvais rois. Or, ces textes antimonarchistes ont été considérés comme Parole de Dieu à l’époque de la monarchie ! Cela montre bien à quel point la Bible s’oppose au pouvoir absolu, qui est par essence infidèle à la volonté de Dieu. En face de chaque roi se dresse un prophète qui condamne sa politique de la part de Dieu. C’est donc le contre-pouvoir qui est considéré comme Révélation ! Les prophéties des faux prophètes favorables aux rois n’ont pas été conservées ! Comme on le constate, la lecture anarchiste de la Bible que propose Jacques Ellul prend en compte la canonisation des textes et le contexte politique dans lequel ce choix est signifiant. Dans l’Ecclésiaste, le pouvoir politique est durement mis en question, alors même que ces paroles sont mises dans la bouche du roi Salomon ! Ensuite, ce sont les rois hasmonéens et hérodiens, dont on connaît la vie insensée. Cette situation provoque deux types de réaction : la révolte et la piété, les deux courants déniant toute valeur à l’Etat. Et durant toute cette période (les trois derniers siècles avant notre ère), aucun texte nouveau n’est plus considéré comme inspiré de Dieu.
Jacques Ellul voit dans les Evangiles, et tout particulièrement dans certaines paroles de Jésus, la poursuite de l’hostilité au pouvoir politique[76]. Le premier contact de Jésus avec le pouvoir est le massacre des enfants innocents. Que ce récit soit historiquement vrai ou non, ce qui est significatif, c’est que cela soit raconté dans un texte considéré comme inspiré. Le récit des tentations de Jésus indique, aux yeux de Jacques Ellul, que toutes les autorités politiques appartiennent au diable : ceux qui détiennent le pouvoir l’ont donc reçu du diable et dépendent de lui[77]. Il s’agit bien de toutes les autorités politiques, et non pas seulement d’Hérode, car ces textes sont destinés à des non-juifs. Le diable n’est pas un personnage, même s’il est personnifié dans ces textes. Dans l’Ancien Testament, en effet, il est toujours appelé « le satan » (et non pas « Satan »), c’est donc un nom commun et non pas un nom propre : le diable, c’est la fonction de division, et c’est ce que produit le pouvoir politique. Trois paroles de Jésus peuvent être entendues comme hostiles au pouvoir politique : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu »[78]. On a souvent interprété cette parole comme une marque d’allégeance au pouvoir, ou au mieux comme un signe de la séparation des pouvoirs temporel et spirituel. En réalité, il s’agit d’une parole anarchiste : Jésus ne légitime pas l’impôt, il se borne à relever une évidence, puisque le propriétaire est indiqué sur la monnaie, mais à l’inverse, tout ce qui ne porte pas la marque de César ne lui appartient pas, puisque cela appartient à Dieu ! Par une lecture « en creux » de la répartie de Jésus, Jacques Ellul veut signifier que le domaine de César est très limité, et que l’on peut donc s’opposer à lui. La seconde parole anarchiste de Jésus est la suivante : « Les chefs des nations les tyrannisent et les grands les asservissent, il n’en sera pas de même parmi vous »[79]. Il ne peut donc y avoir de pouvoir politique sans tyrannie ! Les disciples de Jésus ne sont pas invités à quitter la société, mais à refuser tout engagement politique car le pouvoir corrompt. Enfin, la troisième parole anarchiste de Jésus est bien connue : « Tous ceux qui prendront l’épée périront par l’épée »[80]. L’Etat repose sur la force de l’épée, et les disciples du Christ doivent adopter la non-violence face à lui. Le récit du procès de Jésus a souvent été lu comme une légitimation du pouvoir auquel le Christ se soumet. En réalité, aux yeux de Jacques Ellul, les auteurs bibliques nous montrent que toute autorité politique est injuste, puisque même le droit romain, qui était le plus juste qui soit, aboutit à faire condamner un innocent. Par son silence comme par ses provocations, Jésus ne reconnaît aucune de ces autorités. Lorsqu’il dit à Pilate : « Ton pouvoir t’a été donné d’en haut »[81], cela signifie : « Tu détiens ton pouvoir de l’esprit du mal ». Cette interprétation hardie, à tout le moins originale, est en cohérence avec celle du récit des tentations de Jésus : tous les pouvoirs du monde viennent du diable.
Cette lecture libertaire des évangiles ne se trouve nullement infirmée par les épîtres de Paul[82]. La péricope de Romains 13,1-7 a souvent été mise en exergue, à partir de la conversion de Constantin, une fois le christianisme devenu religion officielle, pour légitimer le pouvoir d’Etat de l’Empereur. Et ainsi, l’Eglise a justifié tous les régimes politiques auxquels elle a collaboré. Mais pour instrumentaliser ainsi Romains 13,1-7 au service des intérêts temporels de l’Etat, il a fallu d’une part oublier tous les textes anarchistes que nous venons de citer, et d’autre part isoler Romains 13,1-7 de son contexte immédiat et plus large, ce qui est une faute méthodologique en exégèse. Le chapitre 12 de l’épître aux Romains commence par le verset le plus anticonformiste qui soit : « Ne vous conformez pas au siècle présent »[83]. Ce verset est l’une des clefs herméneutiques de l’ensemble de la Bible pour Jacques Ellul, qui tend à le majorer, tout en minorant Romains 13,1-7. Et tout le chapitre 12 se poursuit avec des exhortations à l’amour, et notamment à l’amour des ennemis[84]. Le chapitre 13, après la péricope consacrée à la soumission aux autorités, reprend et développe le motif de l’amour[85]. Ainsi, Romains 13,1-7 se trouve enchâssé dans une puissante parénèse qui inclut l’amour des ennemis. Si donc les autorités politiques demandent aux citoyens de haïr leurs ennemis, et même de les tuer à la guerre, le chrétien doit leur désobéir et non pas leur être soumis. Il doit « obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes »[86], comme l’ont dit et pratiqué Pierre et les apôtres. Et il doit le faire non pas seulement à cause de cette parole de Pierre, ni à cause du contexte immédiat de Romains 13,1-7 que l’on oublie trop souvent de prendre en compte, mais à cause de la péricope de Romains 13,1-7 elle-même, ou plus exactement à cause de cette parole : « Il est donc nécessaire d’être soumis, non seulement par crainte de la punition, mais encore par motif de conscience »[87]. La soumission aux autorités dépend donc de la conscience, de ce que sont les autorités au vu de la conscience, et de ce qu’elles exigent de leurs sujets, qui le passeront au crible de leur conscience. Et lorsque Paul demande de prier pour les autorités[88], il ne demande pas de prier pour leur victoire mais pour leur conversion. Le pouvoir politique n’est donc jamais une instance dernière. La formule de Paul selon laquelle : « Toute autorité vient de Dieu »[89] doit être relativisée et non absolutisée, comme on l’a trop souvent fait. Toute autorité vient de Dieu, mais toute autorité a été vaincue en Christ.
Reste l’Apocalypse[90]. Selon la lecture qu’en fait Jacques Ellul, la Bête qui monte de la mer symbolise l’Etat, et celle qui monte de la terre représente la propagande et la police[91]. Et toutes deux viennent du Mal. La chute de la Grande Babylone[92] signifie la destruction du règne politique en lui-même (et non pas seulement du pouvoir romain). Ainsi est affirmé, dans l’Apocalypse, mais aussi dans toute l’Ecriture, le caractère diabolique du pouvoir politique. Contrairement à ce que l’on croit généralement, la Bible ne délivre pas un message de soumission aux divers pouvoirs d’Etat, ni même un message apolitique, d’indifférence et de désintérêt envers les questions politiques, mais un message antipolitique, qui incite à la résistance et à la lutte contre l’Etat et contre le pouvoir, à cause de son caractère satanique. La Bible est un livre anarchiste qui exhorte les chrétiens au combat spirituel contre l’Etat.
[1] Cet article reprend les grandes lignes d’un chapitre de l’ouvrage de Frédéric Rognon : Jacques Ellul. Une pensée en dialogue, Genève, Labor et Fides (coll. Le Champ éthique, n°48), 2007, p. 81-93.
[2] Jacques Ellul, Le Vouloir et le Faire. Recherches éthiques pour les chrétiens, Genève, Labor et Fides (coll. Nouvelle série théologique n°18), 1964, p. 7.
[3] Jacques Ellul, Sans feu ni lieu. Signification biblique de la Grande Ville (1975), Paris, La Table Ronde (coll. La petite Vermillon), 2003, p. 17. Sylvain Dujancourt qualifiera donc logiquement ce livre de « méditation spirituelle à la Kierkegaard » (Sylvain Dujancourt, « Actualité éditoriale de Jacques Ellul », in Cahiers Jacques Ellul, n°3 [« L’économie »], Le Bouscat, L’Esprit du Temps, 2005, p. 217).
[4]. Cf. Jacques Ellul, Le livre de Jonas (1952), in Le défi et le nouveau. Oeuvres théologiques 1948-1991, Paris, La Table ronde, 2007, p. 117-198.
[5]. Cf. Jacques Ellul, Politique de Dieu, politiques de l’homme (1966), in Le défi et le nouveau. Oeuvres théologiques 1948-1991, Paris, La Table Ronde, 2007, p. 347-500.
[6]. Cf. Jacques Ellul, Sans feu ni lieu, op. cit.
[7]. Cf. Jacques Ellul, L’Apocalypse : architecture en mouvement (1975), Genève, Labor et Fides (coll. Essais bibliques n°44), 2008.
[8]. Cf. Jacques Ellul, Conférences sur l’Apocalypse de Jean, Nantes, Édtions de l’AREFPPI, 1985..
[9]. Cf. Jacques Ellul, La Genèse aujourd’hui, avec François Tosquelles, Le Collier, Édtions de l’AREFPPI, 1987.
[10]. Cf. Jacques Ellul, La raison d’être. Méditation sur l’Ecclésiaste (1987), Paris, Éditions du Seuil (coll. Points Sagesses), 2007.
[11]. Cf. Jacques Ellul, Anarchie et christianisme (1988), Paris, La Table Ronde (coll. La petite Vermillon), 1998.
[12]. Cf. Jacques Ellul, Ce Dieu injuste ? Théologie chrétienne pour le peuple d’Israël, Paris, Arléa, 1991.
[13]. Cf. Jacques Ellul, Si tu es le fils de Dieu . Souffrances et tentations de Jésus (1991), in Le défi et le nouveau. Oeuvres théologiques 1948-1991, Paris, La Table Ronde, 2007, p. 937-1016.
[14]. Cf. Jacques Ellul, Éthique de la liberté, Genève, Labor et Fides (coll. Nouvelle série théologique, n°27+30), 1975, tome 2, p. 164 ; La Genèse aujourd’hui, op. cit., p. 214.
[15]. Cf. Jacques Ellul, La foi au prix du doute : « encore quarante jours… » (1980), Paris, La Table Ronde (coll. Contretemps), 2006, p. 137-142.
[16]. Cf. ibid., p. 135-137.
[17]. Mt 16,15 ; Mc 8,29 ; Lc 9,20. La diversité des réponses de Pierre pourrait étayer la lecture ellulienne de la Bible comme livre de questions. Les réponses peuvent ainsi varier d’une personne à l’autre, mais aussi chez une même personne selon les étapes de la vie.
[18]. Cf. Gn 4,9-10a. Le texte dit plus précisément : « Le Seigneur dit à Caïn : “ Où est Abel ton frère ? ” Il répondit : “ Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère, moi ? ” Alors il dit : “ Qu’as-tu fait ? ” »
[19]. Jn 20,15.
[20]. Cf. Jacques Ellul, Éthique de la liberté, op. cit., tome 2, p. 181-182.
[21]. Cf. ibid., tome 1, p. 203.
[22]. Cf. Jacques Ellul, Le livre de Jonas, op. cit.
[23]. Ibid., p. 118.
[24]. Cf. ibid., p. 117-120.
[25]. Cf. ibid., p. 158-159.
[26]. Cf. Jon 1,5.13.
[27]. Cf. Jon 1,14.
[28]. Cf. Jacques Ellul, Le livre de Jonas, op. cit., p. 142.
[29]. Cf. Mt 12,39 ; 16,4 ; Lc 11,29.
[30]. Cf. Jacques Ellul, Le livre de Jonas, op. cit., p. 163.
[31]. Cf. Jon 3,10.
[32]. Cf. Jacques Ellul, Le livre de Jonas, op. cit, p. 195-196.
[33]. Ibid., p. 195.
[34]. Cf. Jon 4,11.
[35]. Cf. Jacques Ellul, Le livre de Jonas, op. cit., p. 198.
[36]. Cf. Jacques Ellul, Politique de Dieu, politiques de l’homme, op. cit.
[37]. Cf. ibid., p. 350.
[38]. Cf. ibid., p. 351.
[39]. Cf. ibid., p. 353-354.
[40]. Ibid., p. 352 ; cf. ibid., p. 500.
[41]. Cf. Jacques Ellul, Sans feu ni lieu, op. cit..
[42]. Cf. ibid., p. 295-296.
[43]. Cf. ibid., p. 304.
[44]. Cf. ibid., p. 25-40.
[45]. Cf. ibid., p. 38.
[46]. Ap 21,5.
[47]. Cf. Jacques Ellul, Sans feu ni lieu, op. cit., p. 308-324. Cf. aussi Jacques Ellul, L’Apocalypse: architecture en mouvement, op. cit., p. 267-272 ; Conférence sur l’Apocalypse de Jean, op. cit., p. 88-93 ; Ce que je crois, Paris, Grasset, 1987, p. 279-290 ; Patrick Chastenet, Entretiens avec Jacques Ellul, Paris, La Table Ronde, 994, p. 162-163.
[48]. Cf. Jacques Ellul, L’Apocalypse : architecture en mouvement, op. cit.
[49]. Cf. Jacques Ellul, Conférence sur l’Apocalypse de Jean, op. cit..
[50]. Cf. ibid., p. 20-26.
[51]. Cf. ibid., p. 26-27.
[52]. Cf. ibid., p. 54, 81-93. Cf. aussi Jacques Ellul, L’Apocalypse : architecture en mouvement, op. cit., p. 267-272.
[53]. Cf. Jacques Ellul, La Genèse aujourd’hui, op. cit.
[54]. Cf. ibid., p. 21-63.
[55]. Cf. ibid., p. 30, 74.
[56]. Cf. ibid., p. 31-32.
[57]. Cf. ibid., p. 42.
[58]. Cf. Gn 1,28.
[59]. Cf. Gn 1,27.
[60]. Cf. Gn 1,28.
[61]. Cf. Jacques Ellul, La Genèse aujourd’hui, op. cit., p. 74-76.
[62]. Cf. ibid., p. 96.
[63]. Jacques Ellul, La raison d’être, op. cit., p. 11.
[64]. Cf. Jacques Ellul, La raison d’être, op. cit.
[65]. Cf. ibid., p. 13-14.
[66]. Cf. ibid., p. 11. Cette remarque trahit de graves préjugés quant aux méthodes exégétiques enseignées et pratiquées dans les Facultés de Théologie.
[67]. Cf. ibid., p. 16-18.
[68]. Cf. ibid., p. 42.
[69]. Ibid., p. 52.
[70]. Ibid., p. 323.
[71]. Cf. Jacques Ellul, Anarchie et christianisme, op. cit.
[72]. Cf. ibid., p. 69-126.
[73]. Cf. ibid., p. 70-84.
[74]. Cf. Jg 9,8-15.
[75]. Cf. 1 S 8,7-22.
[76]. Cf. Jacques Ellul, Anarchie et christianisme, op. cit., p. 84-106.
[77]. Cf. Mt 4,1-11 ; Lc 4,1-13.
[78]. Mc 12,17.
[79]. Mt 20,25-26.
[80]. Mt 26,52.
[81]. Jn 19,11.
[82]. Cf. Jacques Ellul, Anarchie et christianisme, op. cit., p. 116-126.
[83]. Rm 12,2.
[84]. Cf. Rm 12,14.17-21.
[85]. Cf. Rm 13,8-10.
[86]. Ac 4,19 ; 5,29.
[87]. Rm 13,5.
[88]. Cf. 1 Tm 2,1-2.
[89]. Rm 13,1.
[90]. Cf. Jacques Ellul, Anarchie et Christianisme, op. cit., p. 107-112.
[91]. Cf. Ap 13,1.11.
[92]. Cf. Ap 14,8 ; 18,21.
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